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Eliya Waiche

Méthodologie de travail O.D.S., Droit & Philosophie

Les 7 Sages

Les 7 Sages


Bonjour à tous, et bienvenue.

    Les 7 Sages constitueront notre camp de base avant de nous enfoncer dans les contrées de la pensée gréco-latine. Les 7 Sages sont les meilleurs esprits de Grèce, ils se tiennent à l’orée de l’ère philosophique, ils incarnent l’excellence de la culture grecque. Le monde moderne est né de cette culture qui a permis d’émanciper la pensée humaine du carcan religieux, au profit de la critique logique et morale.

Les siècles obscurs du XIIIe au VIIe siècles tirent à leurs fins avec l’effondrement des civilisations minoenne et mycénienne, les rois-prêtres laissent leur place aux cités-États grecques. L’époque classique, qui marque l’apogée grecque jusqu’au IVe siècle avant notre ère, va commencer et la philosophie n’existe pas encore.

L’on doit à Pythagore l’hardie invention du titre de « philosophe », d’ « amoureux de la sagesse ». Le « sophos » désigne aussi bien le « savant » que le « sage », pour les grecs anciens la connaissance est indissociable de son application concrète, la philosophie est une vision globale de la vie théorique et pratique.

Au VIe siècle, les 7 Sages sont des guerriers, stratèges, dirigeants, législateurs, astronomes, juristes, poètes. Ils produisent des adages qui font autorité dans tout le monde grec, de l’Anatolie au sud de l’Italie, le seul philosophe parmi eux est Thalès.

Les 7 Sages marquent l’apogée de la pensée grecque pré-philosophique. La religion exerce encore un règne hégémonique sur la conception du monde, de la vie et de la politique. Toutefois de l’analyse de tous leurs adages il ressort un système de valeurs, matriciel de la philosophie. Ce système met la raison au-dessus de la religion et cette ligne critique va se répercuter sur la religion. 

Cette ligne de démarcation fracture l’univers religieux, sur la base de l’interprétation. L’interprétation littérale, qui interdit la critique, l’interprétation et l’ignorance de certains textes, s’oppose à la recherche de l’esprit de la lettre. Cette dernière consiste à rechercher l’intention du législateur, qui peut contredire une loi moralement contestable, ou devenue néfaste en raison du contexte. L’esprit du texte tord les mauvaises lois et l’interprétation littérale mène à l’oppression.

Le retour en force de la pensée hellène (synonyme de « grecque ») durant la Renaissance engendre la Réforme. Le Christianisme sclérosé dans une interprétation littérale est secoué par cette volonté de revenir aux textes latins, grecs, hébreux, de rechercher l’esprit de la lettre et trouver des interprétations plus favorables au bonheur. Les actuels courants Protestants et le Catholicisme sont les résultats du Christianisme régénéré par la pensée gréco-romaine.

Les philosophes mènent une aventure érudite dans le bruit et la fureur, ils sont tantôt révérés, tantôt parias. Ils feront naître la civilisation occidentale moderne, sa méthode, sa science, sa morale, sa politique et son droit.

L’école de Milet avec Thalès, Anaximandre et Anaximène permettra l’émergence de la méthode scientifique moderne. Thalès sort de la cosmogonie illustrée notamment par Hésiode et lance l’astronomie rationnelle. Pythagore ouvre pour les mathématiques la théorisation de cette « connaissance » (« mathemata » en grec), sortant de l’approche empirique et pratique  mésopotamienne et égyptienne. Zénon d’Élée va épurer les mathématiques des superstructures mystiques du pythagorisme. 

Les atomistes de l’école d’Abdère, Leucippe et Démocrite inventent l’atome, tournant de la séparation entre philosophie et religion. Ni tout à fait science, ni tout à fait religion, présentant des similarités avec les deux, la philosophie est attaquée de tous côtés.

L’essor technologique des deux derniers siècles a engendré une déconsidération des sciences humaines au profit d’une fascination pour les savoirs issus des sciences exactes. Au nom de leurs caractères démontrables et reproductibles, elles sont sensées être plus « sérieuses » que les sciences humaines. Le sentiment de toute-puissance issu des merveilleux miracles des innovations scientifiques a supplanté la révérence ancestrale envers les sciences humaines. Ce snobisme est caractérisé par le déclassement de la philosophie en sous-ensemble mineur des sciences humaines. La philosophie n’est-elle pas l’apanage des professeurs de lycée, d’étudiants d’une filière universitaire aux débouchés professionnels étriqués et à une poignée d’intellectuels à l’influence marginale ?

Cette attitude équivaut à celle d’un enfant face à un jeu d’éveil, celui qui essaie de faire rentrer l’octogone de la philosophie dans le carré des sciences exactes ou le rond des sciences humaines. La philosophie n’est ni l’une ni l’autre, elle est antérieure et dominante, elle est la mère des sciences. Elle demeure omniprésente dans chacune des disciplines qu’elle a engendré, la philosophie des mathématiques ou les liens entre philosophie et physique quantique en sont des exemples. L’éducation culturelle et philosophique est devenue un marqueur social et intellectuel rare. Ce snobisme a produit une société moderne perdue et paniquée face aux questions de déontologie, d’éthique et d’identité. En ces matières le débat public est déplorable, l’extrême violence ne rivalise qu’avec l’extrême pauvrete.

L’éloquence, la logique et la rhétorique ne sont plus enseignées de même que l’art de mémoire, ou l’histoire et les fondements de la philosophie, à part quelques insignifiantes escarbilles. Les sciences humaines sont considérées inutiles dans les cursus scientifiques. Il en résulte un écroulement catastrophique du niveau moral, éthique et qualitatif de la vie intellectuelle moderne.

La culture occidentale tire son origine de l’amour de la discussion présent dans chacun de ses aspects de la civilisation grecque. Par exemple il existe un terme en Grec intraduisible et sans équivalent dans aucune langue : « Agorazein ».

Il signifie : « aller voir sur la place ce qui s’y dit et puis parler, acheter, vendre et rencontrer des amis », ou alors : « sortir de chez soi à l’aventure, flâner au soleil en attendant que vienne l’heure du repas ». Le participe de ce verbe « agorazonta » désigne la façon de déambuler tranquillement, les mains dans le dos et jamais en ligne droite.

Ajoutons l’évocation de ces côtes baignées de lumière, illuminées d’eaux azurées, des « Poleis » (cités) aux vastes avenues, chacune avec son temple, son  marché, son « Agora » (place centrale), son théâtre, son gymnase, sa « Prytanée » (espèce de mairie). 

La philosophie signifie que la guerre intellectuelle est déclarée, depuis 2500 ans. Vous êtes même privés du droit de ne pas y participer ! Quelqu’un qui déteste la philosophie et en conteste la pertinence ou l'existence, tel un Monsieur Jourdain chafouin se retrouve sur le champ de bataille, en plein exercice philosophique.

Avant la philosophie, il y avait l’esprit grec, il y avait  les 7 Sages.

Jetons un œil rapide sur l'ère pré-Socrate au VIIIe siècle (I) qui a engendré ces phénomènes que sont les 7 Sages (II) qui, comme nous le verrons, n’étaient pas 7.

I. Un aperçu général de l’ère pré-Socrate 

    Les caractéristiques de la religion grecque (1) sont propres à ce qui deviendra la culture occidentale (2). C’est elles qui permettront le passage du mysticisme à la raison (3).

1. Les caractéristiques de la religion grecque

    La Grèce antique est religieuse, mais d’un type de religion qui permettra l’émergence de l’univers scientifique. Le VIIIe siècle est animé de poètes comme Homère et Hésiode, dont l'influence gracieuse et subtile s’exerce encore.

L’Illiade et l’Odyssée comptent parmi les vers les plus beaux et déterminants dans l’inconscient collectif de l’humanité. Hésiode pose une cosmogonie qui place les Dieux comme des figures singulièrement humaines, attachantes, avec leurs défauts, leurs conflits, un certain aspect moral avec le droit des faibles défendu par Zeus. Aucun dieu n’est absolu, au contraire ils sont tous soumis comme l’évoque Homère à l’Ananke, la nécessité.

Ces divinités sont toutes plus attachantes les unes que les autres, citons en trois. Prenons le messager des dieux Hermès, dieu des commerçants et des voleurs, des voyageurs et des orateurs, protecteur (et père putatif) d’Ulysse.

Prométhée, cheville ouvrière de la création du monde, qui  défie Zeus et se sacrifie pour offrir le feu aux mortels. 

Athèna, déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, patronne des artisans, des arts et des lettres, protectrice des héros et de la ville d’Athènes. S’il ne fallait retenir qu’une seule figure féminine moderne, Athéna ne serait-elle pas divinement adéquate ?

Ces dieux ne sont pas fait pour annihiler le libre arbitre et l’esprit critique. Ils stimulent l’initiative individuelle, la réflexion et une saine exaltation de l’accomplissement personnel.

Ceci nous renvoie à l’antagonisme encore actuel entre la pensée occidentale et la culture orientale.

2. L’opposition (encore d’actualité) entre culture occidentale et orientale 

    L’opposition entre l’Occident et l’Orient est encore d’actualité. Elle se base sur l’opposition de l’Orient au courant de pensée gréco-latin. La Grèce antique a su mettre une distance salutaire  entre le spirituel et le matériel, alors que l’Orient n’y parvient toujours pas.

La clef de cette articulation entre l’Occident et l’Orient est la religion juive, qui articule également l’entrée de la logique dans la pensée religieuse. Le Judaïsme est le pendant religieux monothéiste de la logique morale progressivement laïque des Grecs. Le Judaïsme va enfanter le Christianisme et l’Islam. Le Christianisme prolonge la pensée gréco-romaine et l’Islam la rejette. L’Islam va expurger d’Orient l’influence judéo-chrétienne.

L’Islam va s’enferrer dans une interprétation littérale, à la lettre du Coran (wahhabisme chez les sunnites), en refusant toute interprétation, contestation et critique. Les tentatives de libéralisme comme les travaux d’Averroès au XIIe siècle ou le Soufisme ont été impitoyablement écrasées comme hérésies. Le retard politique, culturel et économique de l’Orient sur l’Occident en est la conséquence.

La guerre commença par des batailles où l’Occident tel que nous le connaissons aujourd’hui jouait sa survie. L’affrontement a débuté durant l’Antiquité entre les Grecs et l’empire Perse. Ensuite entre les Romains et les Carthaginois. Il s’est poursuivi lors du Moyen-Âge et de la Renaissance entre les royaumes européens chrétiens contre les empires arabes et turcs ottomans.

Cette rivalité s’est traduite durant l’antiquité par des batailles déterminantes (a) mais aussi aujourd’hui par une bataille des idées (b) qui vise encore à détruire la culture occidentale.

a. Les batailles déterminantes de l’Antiquité

    Le premier de ces rendez-vous a été la bataille de Platée en 479 avant notre ère où les Grecs ont écrasé les Perses, infiniment supérieurs en nombre. Les héroïques hoplites athéniens cuirassés de bronze ont rejeté à la mer les Perses en surnombre, moins motivés et équipés avec leurs boucliers d'osier et leurs courtes piques.

Les hoplites sont composés exclusivement d’hommes grecs libres qui ont les moyens d’acheter cet équipement d’infanterie lourde. Cette victoire préfigure l'écrasement de cet empire par Alexandre le Grand un siècle plus tard. Il annonce aussi un bouleversement de la société grecque appelé « révolution hoplitique ». Il correspond à la montée en puissance de la bourgeoisie au détriment de l’aristocratie, car c’est l’arme du hoplite et non la cavalerie noble qui remporte les batailles. 

Sans cette victoire, le miracle grec aurait pris fin, tout comme la brillante école Ionienne s'est éteinte après l'occupation perse.

Les quatre victoires qui ont permis au monde grec d’enfanter l’Occident moderne sont la bataille de Marathon en 490 qui a mis fin à la première guerre médique, puis la bataille des Thermopyles en 480 (victoire symbolique malgré la défaite, vous pouvez vous documenter utilement avec le film 300), la victoire navale de Salamine en 480 conjointement à celle des Platées qui ont achevé la deuxième guerre médique. Athènes est alors la mère du monde libre.

L’élan grec devenant l’élan gréco-romain, le règlement de comptes entre Rome et Carthage est le match retour Occident-Orient. Flaubert dans son magnifique Salammbô évoque la cité punique avant sa destruction par Rome en 146 avant Jésus-Christ, avant la mythique victoire de Scipion l’Africain sur Hannibal Barca. Carthage qui dévorait ses enfants en les donnant en offrande à son infâme dieu Moloch.

Aujourd’hui l’obscurantisme revient sous la forme du dénigrement de l’héritage occidental.

b. La bataille des idées contre l’héritage occidental 

    Les valeurs occidentales modernes sont toujours combattues par des ennemis qui veulent détruire tout ce que représente l’état de droit, l’égalité des sexes, la liberté d’expression ou le droit au blasphème, au nom du « multiculturalisme », du « relativisme culturel et intellectuel ».  

Ils attaquent ces valeurs sur leurs origines. Ils dénient aux Grecs leurs apports historiques à la civilisation occidentale.

Ces thèses  sont académiquement fausses.

Commençons par l’allégation fantaisiste que la pensée grecque doit tout à la pensée orientale ou extrême orientale. Eduard Zeller en 1877 dans son La philosophie des Grecs a démontré l’absurdité de ces thèses. Il existe des contacts possibles, comme l’éventuel voyage de Platon en Égypte, qui n’ont rien de significatifs.

Dans le même ordre d’idées,  il convient de réfuter le mythe qui prétend que durant le Moyen-Âge l’héritage gréco-romain a déserté l’Europe et que c’est le monde islamique qui lui a transmis ce flambeau à la Renaissance.

Le plus grand philosophe musulman de l’Andalousie arabe du XIIe siècle était Averroès qui a terminé sa vie banni, humilié, discrédité et sans postérité musulmane, avec ses écrits brûlés. Une partie de son héritage n’a été sauvé que par les Juifs qui l’avaient traduit en hébreu.

Les Chrétiens (d’Occident et d’Orient) ont copiés, étudiés et commentés ces auteurs ; dans le blanc manteau de cathédrales dont s’est couverte l’Europe, dans ses abbayes et ses prieurés, dans ses forteresses et ses palais, les documents laissés par les romains en grec et en latin ont été préservés. L’ancien empire romain d’Orient devenu l’empire byzantin a prolongé la culture gréco-latine jusqu’à son anéantissement par les turcs au XVe siècle.

Un autre mythe qui laisse croire que l’Occident moderne doit quelque chose à l’Islam est le régime de « tolérance » envers les Juifs et Chrétiens sous le joug islamique. En réalité ils sont brimés, humiliés et opprimés. L’ouvrage de référence sur le sujet est « Le Dhimmi » de 1980 de la remarquable Bat’Yeor.

Je précise que rien en ces lignes ne dénote la moindre hostilité envers l’Islam. Ce n’est pas parce que certains cherchent à arroger des mérites à la civilisation islamique au détriment de la civilisation occidentale, avec de mauvaises intentions qu’il faut bien combattre, que cela lui retire ses mérites et accomplissement positifs. Cela ne préjuge pas des vertus et de la sainteté de l’Islam dans la vie personnelle des croyants, qui n’est aucunement le sujet de ici.

La transition du mysticisme à la raison est un phénomène complexe, il est éclairé par le rapport unique qu’entretient la pensée grecque avec la religion juive.

3. Du mysticisme à la raison 

    La philosophie grecque entretient un rapport complexe avec la religion. La philosophie s’est construite en opposition au caractère incontestable et arbitraire de la pensée religieuse (a) et la pensée juive s’est construite sur le rejet de l’arbitraire au nom du sacré (b).

a. Le divorce progressif entre religion et philosophie grecque 

    La philosophie est issue de la culture intellectuelle grecque qui doit énormément à la religion et particulièrement aux courants religieux comme le Culte des Mystères et l’Orphisme. Progressivement les philosophes ont pris de plus en plus de distance avec la religion, jusqu’à la récuser.

Pythagore mêle fortement mysticisme et philosophie, aux yeux de certains le Pythagorisme est une hérésie de l’Orphisme. Selon ses disciples Pythagore, à qui on prête des pouvoirs thaumaturgiques, serait lui-même un « daemon », un esprit. Socrate était très prudent en disant qu'il faut révérer les dieux, mais ne rien attendre d'eux.

Protagoras et le courant sophiste doutent de l’existence des dieux. Les atomistes de l’école d’Abdère, Leucippe et Démocrite en inventant l’atome vont fournir un concept qui fera refluer l’emprise du religieux. 

Il est intéressant de prolonger la réflexion jusqu’à Baruch Spinoza, Juif banni, philosophe contesté, dont l’on ne sait point encore si son système nie Dieu, ou au contraire le met en son centre : « Deus sive Natura ». Dieu, c’est-à-dire la Nature.  Spinoza veut-il dire que Dieu n’existe pas car seul existe le monde matériel, ou veut-il dire que Dieu est omniprésent dans le monde matériel ? (Spinoza aura droit à son propre article).

La philosophie déplace le point de gravité de la pensée vers la logique et la morale au détriment de la foi. La religion juive intègre la logique et la raison à la foi. Les jalons suivants  sont le Christianisme, la Renaissance et les Lumières, puis la démocratie moderne.

Tout ceci nous ramène vers la religion juive et son destin intriqué intimement dans celui de la philosophie grecque.

b. L’union juive du spirituel et du rationnel

    La pensée juive et la pensée grecque vivent une romance dramatique, faite d’antagonisme et d’attirance. Le Judaïsme va mettre la logique et la morale au centre de la foi grâce au monothéisme. La pensée grecque navigue entre polythéisme et athéisme, toutes choses dont se défie le judaïsme. Défiance que lui rend bien la Grèce, malgré une destinée commune.

Traditionnellement la Grèce est très antisémite.

Au IIe siècle (avant un autre Juif célèbre) le pharaon Ptolémée II fait pour la Bibliothèque d’Alexandrie traduire en grec la Thora, ce qui donnera la Septante, qui aura un grand retentissement notamment pour l’essor du Christianisme.

À la même période, Antiochus IV souverain des Séleucides occupe Israël, profane le Temple de Jérusalem, hellénise Israël, interdit le Judaïsme et se fait bouter hors du royaume par Judas Maccabée, ce que les Juifs commémorent lors de la Fête des Lumières de Hanouka. 

Au XIIe siècle, Maïmonide, un des pères de la médecine moderne dont le buste est sculpté sur le fronton de Académie de Médecine de Paris et qui est aussi considéré comme le « Prince de la pensée rationnelle juive », faisait l’éloge (non sans précautions) d’Aristote.

Les Juifs craignent l’idolâtrie grecque. Pourtant les Grecs ne sont pas étrangers au monothéisme, l'Orphisme revêt le caractère du polythéisme courant en célébrant tous les dieux, mais devient résolument original en les fondant en un seul et même élan spirituel suprême. Tous les visages des divinités finissent par se fondre en celui de Zeus divinité suprême, avec un élan moral. Pour un peu les hymnes orphiques pourraient se confondre avec les psaumes composés par le Roi David :

« Il est un, il existe par lui-même et toutes choses sont nées de lui seul. »

« En dehors de ce grand roi, il n’en existe un second ».

« Regarde le verbe divin et prends la première place ; utilise toute la force intelligente de ton âme, puis engage-toi, comme il faut, dans l’étroit sentier ; contemple le seul créateur du monde, celui qui ne subit pas la mort. L’antique parole s’applique à lui dans tout son éclat. Seul il est parfait et c’est par lui que tout s’achève. Il se meut à travers tout l’univers. Aucun esprit mortel ne le voit et on le voit par la seule intelligence. »

D’ailleurs certains penseurs pré-socratiques sont des virtuoses dans la maîtrise conceptuelle du monothéisme. Thalès parle de « Dieu », dans l’école d’Élée qui sera attentivement étudiée, son chef Parménide exécute un effort phénoménal de transcendance intellectuelle sur la nature du Dieu Unique, simultanément à une démonstration de génie logique.

La place de la morale est essentielle dans le Judaïsme, le centre absolu du Judaïsme est comme Hillel l’enseigne le précepte « aime ton prochain comme toi-même » et son corollaire « ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Tout le reste découle de ce principe qui irrigue tous les autres.

John Locke au XVIe siècle en inventant le libéralisme politique se fonde dessus avec le principe « le droit des uns s’arrête où commence celui des autres », ce qui permettra de clore définitivement les prétentions totalitaires de Thomas Hobbes et de son Léviathan à faire abdiquer tous les droits au Prince en échange de l’ordre.

La logique et la méthode sont également en partage entre les Hellènes et les Hébreux. La construction de la Halaha, la loi juive, est exactement similaire à celle de la loi moderne. Les débats doctrinaux établissent les distinctions et la hiérarchisation entre les intérêts et les valeurs opposées. Les législateurs et juges juifs sont avec le droit romain la source du droit canon chrétien, ancêtre direct du droit moderne.

Le Judaïsme partage avec les Grecs l’amour de la discussion, de façon presque obsessionnelle. Ce n'est pas un hasard si on appelle le Judaïsme la "religion mosaïque", là où la pensée grecque se construit sur thèse, antithèse et synthèse, la pensée juive se ()construit sur thèse, antithèse, antithèse, antithèse, en une figure fractale infinie semblable à  l’estampe « La Vague » d’Hokusai.

Dans la religion juive c'est un péché de garder par devers soi un argument favorable à l'argumentation adverse ! Les règles d'engagement intellectuel du judaïsme constituent déjà un recueil de blagues juives. 

Cela s’exprime dans la moindre parcelle de culture juive, par exemple la langue elle-même. Les lettres ne sont que des consonnes, les points et les traits qui vont entourer ces lettres et qui constituent les voyelles vont permettre de les rendre audibles : les lettres représentent la parole divine et les voyelles représentent la voix humaine.

Cela signifie que dans le Judaïsme la voix divine est inaudible sans la voix humaine. La loi divine doit sans cesse être discutée dans l’intérêt actuel de l’être humain, il est même formellement interdit à une majorité de faire taire une voix minoritaire au nom de la simple supériorité numérique ; si Dieu n’a plus à imposer aux mortels une interprétation unique, ce n’est certainement pas aux humains de le faire, surtout au prétexte qu’ils seraient plus nombreux à avoir tort.

Le Judaïsme force des docteurs au chevet d'un patient de prendre en compte l'avis minoritaire d'un collègue, ce qui en matière de diagnostique dans la médecine moderne est une évidence.

Alors que grâce au grand roi de Perse Cyrus les Juifs rentrent de Babylone en Israël et bâtissent le Second Temple de Jérusalem, 7 hérauts annoncent la philosophie grecque.

II. Les 7 Sages 

    Ces hommes sont dénommés avec déférence les 7 Sages, qui étaient les meilleurs esprits du VIe siècle (A), ils nous ont légué des adages qui constituent la quintessence de l’âme grecque (B).

A. Les meilleurs esprits grecs du VIe siècle 

   Les Sages que nous étudierons ici ont été des figures révérées de leur temps ; dans la culture grecque on ne s’intéresse qu’à l’« acmè », l’apogée où ont été réalisé leurs succès, où ils ont « fleuri ». Les contingences triviales de date de naissance ou de décès nous échappent souvent.

Le moment est venu de présenter notre cicérone, notre indispensable ami qui accompagnera toute l’épopée gréco-romaine, Diogène de Laërce. Poète, biographe, doxographe. Ce troisième terme mérite d’être expliqué, la doxographie consiste à cataloguer les œuvres philosophiques.

Dans son « Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres », Diogène de Laërce livre des biographies, des anecdotes, des rapports entretenus entre philosophes, des extraits classés par écoles. Ce témoignage est inestimable et bien souvent constitue notre seule source.

Diogène de Laërce est aussi énigmatique que les mystères au travers desquels il nous guide. Tant de cette antiquité à été perdue. Quoi de plus merveilleux que la Bibliothèque d’Alexandrie avant qu’elle ne brûle, comportant des originaux de Platon ou Aristote définitivement perdus ? Demetrios de Phalère en a été un fondateur et probable premier directeur.

Démétrios de Phalère nous a transmis ces adages, mais ils ont une part d’incertitudes. 

Les 7 Sages n’étaient pas 7. On rencontre la liste sous différentes versions. Ce qui est sûr, est que 4 figurent sur toutes les listes : Thalès, Bias, Solon et Pittacos.

On ne présente pas Thalès, le plus célèbre des 7 Sages, même si beaucoup ignorent l’existence des 7 Sages. Thalès est le seul d’entre eux qui répond déjà aux critères du philosophe (il aura droit à son propre article complet).

Les autres Sages que nous étudierons ici sont Cléobule de Lindos, Périandre et Chilon de Sparte. Citons également Aristodème, Pamphile, Anacharsis, Acousilaos, Caba, Scala, Myson, Épiménide et Phérécyde. 

Nous entrons dans « l’acmé » du sujet, les légendaires adages.

B. Les adages

    Il convient de replacer dans le contexte la valeur éminente des adages (1), de restituer le contexte biographique des Sages (2). Les adages sont commentés par grandes catégories (3).

1. La valeur des adages 

    Il faut se replacer dans un contexte dépourvu de médias et de papier, dans un monde de l’oral et de la mémoire. La synthèse de l’adage fait merveille.

Paradoxalement ce monde n’est pas si différent de celui qui régit notre quotidien. Dans cette orgie quantitative à défaut d’être qualitative, que retenir de l’écume du tsunami permanent qui nous submerge ?

Nous vivons le triste règne de la « petite phrase », la « punch line ». La formule martelée ad nauseum jusqu’à provoquer un vertige de l’émotion, au détriment de la réflexion. La crise de confiance envers les médias et les politiques a pour seul remède la pluralité d’opinions, le débat loyal, la déontologie et la qualité du travail.

Les Grecs font passer entre eux les adages, ils les commentent, en font une preuve de culture, de piété, de savoir-vivre et d’intelligence. C’est ce que l’on nommerait aujourd’hui un « marqueur social ». Ils servent à l’éducation, aux orateurs, juristes ou politiciens. Ils irriguent toute la culture grecque.

Essayons de dresser une biographie des 7 Sages.

2. Un contexte biographique des 7 Sages

    L’on a malheureusement très peu d’échos des 7 Sages qui précèdent l’époque classique, les éléments biographiques sont donc assez inégaux et viennent pour l’essentiel de notre ami Diogène.

Commençons par les 4 plus éminents dont la place est incontestée. Thalès qui était le premier Sage de Grèce, Solon le père de la démocratie athénienne, Bias qui était son grand ami et le plus éminent Sage, un autre grand ami de Solon, Pittacos le parangon du chef guerrier et sage. Nous verrons après Cléobule fort comme Hercule, Chiron le juge Spartiate et Périandre le tyran inexorable.

À tout seigneur tout honneur, commençons par Bias de Priène, fils de Teutamos, que Satyros considère comme le plus grand de tous. 

Bias est caractérisé par sa bienveillance, sa gentillesse, son humilité, sa générosité, son désintéressement et sa piété. 

Bias rachète des captives Messéniennes, les élève comme ses filles, et les renvoie en Messénie. Les Athéniens font envoyer à Bias un trépied gravé « Le Sage » qu’il refuse au motif que le seul vrai sage est Apollon, mettant en application son adage : « Le bien que vous avez pu faire, rapportez-en le mérite aux dieux ». Ce trépied aurait été forgé par Vulcain, et fit le tour des Sages qui le refusèrent, Solon et Thalès (qui le refusa deux fois).

Quand le roi Perse Cyrus envahit Priène et que les habitants durent fuir, Bias n’emporta  rien. Interrogé il répond : « Omnia mea mecum porto », c’est que je porte tout avec moi.

Il était également particulièrement sagace et brillant, quand Alyathès roi de Lydie met le siège devant Priène, Bias sauva la ville par un stratagème faisant croire qu’elle regorgeait de vivres. 

Il écrivit un poème de 2000 vers sur l’Ionie et comment vivre heureux. Bias était également doté d’un humour ravageur, embarqué à bord d’un navire pris en pleine tempête, entouré d’impies qui priaient les dieux à grands cris : « Taisez-vous, qu’ils ne s’aperçoivent pas que vous êtes à bord de ce bateau. ».

Bias était aussi un grand jurisconsulte, et un orateur judiciaire redoutablement éloquent, Hipponax rapporte : « Si on est appelé à juger, il faut surpasser Bias de Priène ».

Il serait mort appuyé sur le cou de son petit-fils après avoir plaidé victorieusement pour innocenter  un ami. La ville lui offrit de somptueuses funérailles et fit écrire sur sa tombe :

 « Sur le sol illustre de Priène, où il vit le jour,

Est enterré Bias, gloire de l’Ionie. »

Après Bias de Priène parlons du premier Sage de Grèce, premier philosophe, Thalès de Milet. Issu d’une grande famille, le seul des 7 Sages connu jusqu’à aujourd’hui. Thalès était particulièrement ami avec Solon, on lui attribue le calendrier de 375 jours et 12 mois, la compréhension des éclipses... et il fut un théoricien du monothéisme. Nous reviendrons sur Thalès dans l’article entier qui lui sera consacré, ses accomplissements requérants  leur propre espace.

Un autre Sage qui se distingue et mérite son article complet est Solon de Salamine, fils d’Exécestidas. Solon est eupatride, c’est-à-dire issue d’une des 60 familles nobles dominant la Grèce. Il est le père de la démocratie athénienne, l’image même du grand législateur. Il affranchit les esclaves, réforme de façon plus représentative la vie publique... l’histoire de Solon, c’est celle d’Athènes. Un article complet suivra sur Athènes, mettant Solon à l’honneur.

Pittacos de Mitylène fils de Hyrradius se classe dans la catégorie des dirigeants et chefs de guerre. Il mena  la République de Mitylène à la victoire contre la tyranie Lesbos et renouvela cet exploit contre Athènes. Pour éviter de faire couler le sang il eut la bravoure de défier en combat singulier Phrynon le général Athénien qui était champion olympique de pancras. Il usa d’un filet dissimulé sous son bouclier et défit le champion. C’est à cette occasion que les Athéniens demandèrent l’arbitrage à un autre Sage, Périandre, qui adjugea la victoire (et le terrain contesté) à Pittacos.

Pittacos dirigera 10 ans Mitylène et mis en bon ordre les affaires de la République. Il vécu 10 ans de plus et on lui offrit en récompense à ses services un terrain dont il ne garda que la moitié en disant : « La partie vaut plus que le tout ». 

C’était un homme bon, devant juger un meurtrier involontaire il choisit de le gracier : « La clémence est préférable aux remords de la vengeance ». Il est l’auteur d’élégie de 600 vers et un discours sur la loi à l’adresse de son peuple. Il était très aimé et fut pleuré à sa mort.

À présent passons aux Sages dont la place est plus incertaine. Cléobule de Lindos, fils d’Evagoras naquit à Linde. Il était particulièrement puissant physiquement, on alla jusqu’à le dire descendant d’Hercule. Il aurait voyagé en Égypte, il offre une éducation de grande qualité à sa fille réputée  pour ses énigmes et ses poèmes en vers en hexamètre. 

Il fut élu 10 ans à la tête de Lindos qui connu son apogée sous son règne. Grâce à sa victoire sur la Lycie il rénova entièrement le Temple d’Athéna. Il proposa à Solon l’asile dans Lindos pour le protéger de Pisistrate, il composa des chants et des questions énigmatiques au nombre de 3000. Il aurait écrit les vers sur la tombe de l’illustre roi Crésus.

Sparte l’éternelle rivale d’Athène a également enfanté son Sage, Chilon de Lacédémone, fils de Damagète. Chilon était l’un des cinq éphores, les plus puissants magistrats de Sparte qui exerçaient un pouvoir judiciaire, y compris sur le sénat et les 2 rois, qu’ils pouvaient même envoyer en prison. Ils exerçaient également des fonctions militaires et diplomatiques. Il fit beaucoup pour l’influence de Sparte et y était considéré comme le plus grand des 7 Sages. Il aurait essayé de voler à Thalès l’adage « Connais toi toi-même ». On dit qu’il mourut de joie en apprenant que son fils était champion olympique de pancrace. 

Du tyran Périandre de Corinthe, fils de  Cypsélos, l’on peut retenir deux caractéristiques: la puissance, la gloire et la prospérité de Corinthe sous son règne et le caractère inexorable de son règne. Selon Hérodote il envoya un messager au tyran de Milet, Thrasybule, pour lui demander comment gouverner en toute sécurité. Thrasybule emmena le messager dans un champ de maïs et découpa toutes les têtes qui dépassaient !

Voyons leurs adages réunis par thèmes et commentés.

3.  L’énoncé des adages classés et commentés 

    Si l’on prend les 7 Sages ensemble, ils restituent la culture, l’âme grecque. J’ai réuni en grandes sphères les thèmes suivants : familles et amis (a), la sphère morale (b), celle de la parole (c), le bonheur et la discrétion (d), apologie du travail et de la connaissance (e), la réflexion et la raison (f), la bienveillance (g) et la discipline personnelle et sociale (h).

a. La famille 

    La société grecque est très déférente envers les parents et les aînés. Le plus drôle de ces adages est celui de Thalès « N’hésite pas à flatter les auteurs de tes jours », et avisé « Les bons offices que tu as accordé à tes parents, attends-toi à les recevoir dans ta vieillesse ». Solon pour éviter que les enfants ne se servent de leur culture pour faire les malins : « Ne prononce pas de paroles plus justes que tes parents ».  Cléobule, Périandre et Chilon renchérissent sur ce thème. 

Concernant les femmes et les enfants, Cléobule qui donna une excellente éducation à sa fille insiste sur ce point, avec un très bel adage : « Il faut marier les filles de manière qu’elles soient jeunes pour l’âge et femmes pour l’esprit ». Cléobule insiste aussi sur le fait de se marier avec quelqu’un de sa condition pour éviter d’être pris de haut par sa belle famille, comme Pittacos. Cléobule, à qui le sujet marital semble tenir à cœur, précise qu’il ne faut en public ni se disputer avec sa femme, ni la caresser, ce qui peut conduire « à une folle passion ». 

Concernant les amis, l’amitié est un concept très important pour les Grecs, quelques bons conseils en ressortent. Solon : « Ne t’empresse pas trop d’acquérir des amis ; si tu en possèdes, ne les repousse pas après épreuve ». Périandre : « Sois le même pour tes amis heureux ou malheureux ». Chilon enfonce le clou : « Va lentement pour festoyer avec tes amis ; en toute hâte pour secourir leurs infortunes ». Cléobule, « Il faut obliger ses amis pour qu’ils soient plus intimes, et ses ennemis pour en faire des amis » Solon et Thalès insistent aussi sur la valeur de l’amitié.

La morale est une sphère bien plus prépondérante encore que la famille et l’amitié.

b. La morale 

    Commençons par les dieux qui occupent la place la plus mineure de la sphère morale. Le centre de gravité de leurs pensées s’en est dégagé. Si Cléobule ou Solon recommandent leur respect ou leur consultation, les dieux servent surtout de renfort aux valeurs morales. Pittacos les invoquent pour mettre en garde contre les reproches « à un malheureux » et Bias pour encourager à l’humilité comme on l’a vu. 

L’honnêteté en revanche occupe une place majeure, ce qui illustre l’avancée de la valeur morale dégagée de la piété. Le plus beau revient peut-être à Chilon : « Mieux vaut une perte qu’un gain honteux ; dans le premier cas, tu n’auras qu’à t’affliger une fois, dans le second toujours ». Chilon met en balance les remords avec la tentation.

Pittacos va dans le même sens avec sa mise en garde « Le gain est insatiable » et « Rends ce qui t’a été confié ». Bias émet une redoutable sentence : « La plupart des hommes sont malhonnêtes ». Si ce n’était vrai, serait-il besoin de ces admonestations de Solon « Ne te consacre qu’à ce qui est honnête », auxquels Bias, Pittacos et Thalès avec 2 adages font échos ? Périandre se montre plus féroce « Un gain honteux constitue une accusation pour notre nature ».

Comme on le sait les Grecs avaient la vénération de la beauté physique, Bias se fend d’un adage pédagogique avec l’humour qu’on lui connaît à l’adresse des plus narcissiques « Il faut te regarder dans un miroir : si tu te trouves beau, agis honnêtement ; si tu te trouves laid, corrige par l’honnêteté de ta conduite l’imperfection de ta nature. ». On sent l’amour du Bien et du Beau que théorisera Platon. 

Laissons le sage mot de la fin à Thalès « Il est difficile de connaître le bien ».

Articulons l’honnêteté avec le thème connexe de la promesse qui démontre la supériorité de la morale sur le devoir, Solon « Fuis le plaisir qui engendre la tristesse. Observe scrupuleusement l’honnêteté dans ta conduite ; elle est préférable à la parole donnée ».

Périandre renchérit en englobant l’aspect involontaire « Transgresse les mauvais engagements que tu as pris malgré toi ». Il est fort singulier qu’un moraliste cautionne la trahison de la parole donnée. Thalès se penche sur les conséquences vis-à-vis des obligés plutôt que du bénéficiaire « Prends garde de te rendre odieux par tes paroles à ceux qui sont liés à toi par serment ». 

Thalès enfonce le clou « Fais des promesses, la faute n’est pas loin ». L’on perçoit la supériorité de la critique logique et morale sur la lettre de la loi.

Après les promesses passons à la grande sphère suivante, la parole.

c. La parole

   Pour un peuple si bavard et amoureux de la discussion, la parole occupe une place centrale dans la culture grecque. L’on peut distinguer d’une part parler à bon escient et d’autre part la valeur du silence.

Parler à bon escient 

    « Aie une langue bienveillante » conseille Cléobule. « Ne mens pas, dis la vérité » renchérit Solon. En sus de la bienveillance et de la vérité, Solon ajoute le courage et l’honnêteté « À tes concitoyens, ne conseille non ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le meilleur ». Cléobule y fait écho. 

Sur l’état d’esprit et la forme des critiques, Périandre en délivre un précieux « Fais des reproches avec l’idée que, dans peu de temps, tu deviendras un ami pour ceux à qui tu t’adresses ». Bias le complète par une mise en garde pragmatique « Si tu es pauvre, ne reprends les riches que si tes reproches sont particulièrement utiles ». 

Bias met particulièrement en garde contre la parole précipitée « Ne parlez pas trop vite c’est signe de folie » et « Déteste la précipitation et le bavardage, tu éviteras des fautes, car on ne tarde pas à regretter ces défauts ». 

Encourager la parole au lieu de l’interdire, comment l’employer au mieux, toutes les bases de la logique, de la méthode scientifique et de l’art de la discussion et de la démocratie sont là.

Enfin, la transition avec le silence revient à Bias « Parle à propos ».

Le silence 

    Le même Bias qu’on pourrait croire encourager la couardise et la flagornerie précédemment, prouve sèchement l’inverse « Ne louez pas un coquin sous prétexte qu’il est riche ». 

Le silence occupe une place dans la parole des Sages, « Tiens ta langue » (Cléobule). Solon à lui seul y consacre 3 adages : « Quoi que tu saches, consens à te taire », « Scelle tes paroles par le silence et le silence même par les circonstances », « Ne dis pas tout ce que tes yeux  ont vu ». 

La notion de secret professionnel peut se revendiquer de Périandre, « Ne divulgue pas les entretiens secrets ». 

Chilon produit 2 adages, « Ne médis pas d’autrui, sinon tu entendras des réflexions qui ne te plairont pas » et un autre que nous retrouverons dans la sphère mineure de l’alcool (le vin ne compte pas pour rien, Dyonisos est une des divinités les plus populaires). 

Les limitations à la parole s’opèrent dans l’intérêt général, celui de l’orateur comme de son entourage. La liberté d’expression moderne n’est pas loin.

La notion de discrétion y est également importante « Ce que tu projettes de faire, ne le dis pas, car si tu ne réussis pas, on rira de toi » (Pittacos). 

d. La discrétion et le bonheur 

    Pour une civilisation qui exalte tellement le physique et la réussite, cet intitulé semble paradoxal. Pourtant c’est une condition du bonheur social dont Descartes fera sa devise « Qui bene latuit, bene vixit », pour vivre heureux vivons cachés, « Cache ton bonheur, pour éviter de provoquer la jalousie » (Thalès). 

Périandre complète « Cache tes malheurs pour ne pas donner de sujet de joie à tes ennemis ». Thalès dit de cacher son bonheur pour éviter la jalousie. Chilon « Déteste celui qui s’occupe indiscrètement des affaires d’autrui ». 

Périandre recommande « Dans le bonheur, montre de la mesure ; dans l’adversité de la prudence ». Chilon «  Attends la mort d’un homme pour le proclamer heureux ». La notion de discrétion est érigée en valeur cardinale du bonheur, « Fais en sorte de ne pas susciter de compassion » (Thalès) et « Pendant ta vie tâche qu’on te donne des louanges et qu’après ta mort, on juge que tu as été heureux » (Périandre).

Cette constatation de précarité de la condition humaine conduit à une forme de bienveillance et d’empathie, d’humilité. Tout le souci de recherche du bonheur philosophique se trouve dans cette dimension tragique, pleine de sensibilité.

e. L’apologie du travail et de la connaissance 

    Nous sommes dans le pré carré de Thalès, « Apprends et enseigne ce qui vaut le mieux » et « Il convient de savoir beaucoup, non d’ignorer ». Comme si le premier des 7 Sages craignait que le message ne soit pas assez clair « Mets de la lenteur pour aborder une entreprise mais le travail commencé, poursuis-le avec énergie » et « L’ignorance est un lourd fardeau ». 

Il existe de nombreuses citations du même ordre des 7 Sages, citons simplement Périandre « L’étude embrasse tout » et Cléobule « Il convient de savoir beaucoup, non d’ignorer ». L’âme grecque est studieuse, curieuse, gourmande. Cet appétit et cette énergie sont des ingrédients indispensables à la naissance de la philosophie.

f. La réflexion et la raison

    Ce thème est tellement transversal qu’il pourrait englober l’essentiel des adages et est au cœur de cette culture grecque ancienne « Prends la raison comme guide » (Solon). « Réfléchis à ce que tu fais » (Bias). « Garde toi de donner à tous ta confiance » (Thalès), « Il faut aimer écouter, mais pas tout indistinctement » (Cléobule).

Comme on l’a vu en grec le « Sophos » est autant savant que sage, « Aimez la sagesse », « Dès la jeunesse, prenez pour viatique jusqu’à votre vieillesse la sagesse, car c’est le plus sûr de tous les biens » dit Bias. 

Il y a 3 autres adages de Bias, 2 de Pittacos, 1 de Chilon. Bien gérer les choses, analyser, est le fil rouge de ces adages, avec la bienveillance.

g. La bienveillance

    La violence et la haine sont modérés par la bienveillance, « Aie une langue bienveillante » (Cléobule), « Sois doux avec les tiens » (Solon), « Ne sois ni sot ni méchant » (Bias), « Ne ris pas des malheureux » (Chilon). « Ne te montre pas insolent » (Solon). Cette bienveillance est le fil rouge des adages au même titre que la raison.

« Tache de montrer du respect » recommande Pittacos. « N’encourage pas le moqueur par tes sourires. Tu te feras détester de ceux qu’il raille » souligne Cléobule qui ne dédaigne jamais la pédagogie. 

« Ne fais rien avec violence » et « Mets un terme à tes haines » dit Cléobule.  Chilon règne sur cet exercice de la violence physique, « Si tu es robuste, tiens-toi tranquille ; les autres te respecteront plus qu’ils ne te craindront », « Modère ta colère » et « Si tu subis une injustice, réconcilie toi avec l’auteur ; si c’est un outrage venge-toi », on note que le Sage de Sparte borne quand même sa tolérance ! De même sa courtoisie : « Ne menace pas les hommes libres, c’est inconvenant ». Par contre les esclaves !...

Ce qui nous amène à la discipline personnelle et sociale.

h. La discipline personnelle et sociale 

    L’on aurait tort de s’en tenir au côté superficiel « Il faut exercer son corps » et « Prenons soin de nous bien porter de corps et d’âme » (Cléobule), car cette sphère est aussi vaste que riche. 

Toute la démocratie libérale tient au concept dégagé par John Locke « le droit des uns s’arrête où commence celui des autres », qui lui-même est un corollaire du principe du judaïsme « ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ». On le retrouve exprimé ici de différentes façons. « Ce que tu reproches à autrui, ne le fais pas toi-même » (Pittacos). « Si tu juges bon que les autres te rendent des comptes, consens à en rendre aussi » (Solon). « Si tu  commandes, gouvernes-toi toi-même » (Thalès). « Quand tu auras appris à obéir, tu sauras commander » (Solon). Le « aime ton prochain comme toi-même » des 10 commandements sauce Pittacos donne « Aime ton prochain, même si tu lui es légèrement inférieur ».

La discipline personnelle recouvre un assortiment de conseils des plus divers et pertinents : « Les plaisirs sont mortels, les vertus immortelles » (Périandre), « Supporte les petits inconvénients que les autres te causent » (Pittacos), « N’embellis pas ton extérieur ; c’est par ton genre de vie qu’il faut t’embellir » (Thalès), « Sois un auditeur complaisant » (Bias), « Conjecture ce qui est invisible, d’après ce qui est visible » (Solon), « Avant de sortir de sa maison, on doit examiner ce qu’on va faire, et à son retour examiner ce qu’on a fait » (Cléobule), « Adolescent, applique toi à l’action, vieillard à la sagesse » (Bias).

La conscience politique fait l’objet d’une ferveur, d’un militantisme lyrique qui marie poésie et sentiments « C’est le propre de la vertu et le contraire de la méchanceté que de détester l’injustice », « Considère comme un ennemi public quiconque hait le peuple » (Cléobule). 

De façon plus sobre et moderne, « Obéis aux lois » (Chilon). « Non seulement châtie les coupables, mais empêche les de faire des fautes » et « La démocratie est préférable à la tyrannie » (Périandre).

Il est amusant de constater que Solon le promoteur de l’accès du démos aux charges publiques mette en garde « Ne siège pas comme juge, autrement tu seras haï de celui que tu auras fait condamner ». Il faut bien que quelqu’un siège !

Faisons une petite incursion du côté de l’alcool, avec le bon vin rouge de l’Attique : « En buvant garde toi de parler beaucoup ; tu ne manqueras pas de commettre des fautes » (Chilon). Cléobule, toujours prévenant : « Ne châtie pas tes esclaves quand ils sont en état d’ivresse ; sinon on te croira ivre toi-même ».

Finissons par deux longues citations générales :

« Aime l’instruction, la modération, la prudence, la vérité, la bonne foi, l’expérience, l’adresse, la compagnie d’autrui, l’exactitude, l’application aux soins de la maison, l’art, la piété » (Pittacos). Notons que la piété vient en dernier ...

« À ton travail tu apporteras de la mémoire ; à ton caractère de la noblesse ; à tes efforts de la modération ; à tes craintes de la piété ; tu corrigeras la richesse par l’amitié ; tu mettras de la loyauté dans tes paroles ; de la bienveillance dans ton silence, de l’équité dans tes jugements ; dans tes entreprises hardies du courage viril, dans tes actes de la puissance, dans la gloire de l’autorité, dans ta nature de la noblesse » (Bias).

Conclusion 

    Anaxagore de Clazomenes, conseiller de Périclès dit : « Rien ne naît, rien ne disparaît, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent à nouveau ». La citation apocryphe d’Antoine Lavoisier au XVIIIe siècle est plus célèbre : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». 

L’étude des 7 Sages montre que les bases de la philosophie sont déjà présentes dans la pensée grecque. Les fondements conventionnels du pouvoir, la famille et les dieux, occupent une place marginale dans les adages, au profit de la morale et de l’art de la parole. La raison et l’effort intellectuel sont les vrais piliers de cette culture.

Claude Lévi Strauss démontre que la religion est la première forme du droit. La religion régit tout, la conception du monde, de la vie, du bonheur. La structure mystique qui sert de fondation à la pensée humaine devient une restriction à cause de son caractère de vérité révélée. La philosophie se libère de cette contrainte et recherche les vérités universelles. 

La culture grecque est prête à se libérer du monopole intellectuel de la religion. Les philosophes précédant Socrate utilisent la critique basée sur la raison et la morale pour contester ce monopole. Socrate fait culminer à des hauteurs si vertigineuses l’art de la critique logique et morale qu’il opère un coup d’État contre l’hégémonie mystique.

Le symbole ultime du nouvel ordre intellectuel instauré par Socrate est la victoire de la raison sur le religieux, par leur mariage. Le Judaïsme opère le voyage inverse de la philosophie qui est allée de la religion vers la logique laïque en fusionnant mysticisme et raison, grâce au monothéisme. Le Christianisme étendra au monde la pensée logique et morale héritée des Grecs, des Romains et des Hébreux. La Renaissance puis les Lumières achèveront ce voyage vers la démocratie libérale, notre civilisation capitaliste, technologique et moderne.

Le travail des 7 Sages est fascinant parce qu’il démontre de façon simple et éclatante ce qui constitue notre société, parce qu’ils en sont aux origines. 

 

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